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Disney et Encanto, du féerique au réalisme magique

Nous l’attendions tous. Encanto. LE dessin animé qui se déroule en Colombie, pays de nos chères petites têtes brunes.

Si vous ne l’avez pas vu, voici le synopsis :

La famille Madrigal vit dans un village des montagnes colombiennes. Chaque membre de la famille, pour ses 5 ans, se voit offrir un pouvoir magique par la maison (« casita ») à l'exception de Mirabel, 15 ans, qui vit avec la frustration de ne pas en avoir. Alors que la magie de sa famille est exposée à une menace diffuse, elle s’imagine être la seule à pouvoir la préserver. 

Sorti en novembre dernier, et bien que techniquement époustouflant, ce film d’animation laisse le spectateur perplexe :

  • Qu’en est-il de la magie de l’univers Disney, lorsque le personnage principal est le seul protagoniste sans magie, sans talent, sans physique particulièrement remarquable ?

  • Que penser d’un scénario qui évacue le schéma binaire traditionnel des bons et des méchants, pour explorer l’intimité de l’être et la complexité relationnelle ?

  • Et dans cette intrigue désenchantée, quelle place est réellement faite à la Colombie, et qu’est-ce qui la justifie ?

 

1. Le renversement des codes chez Disney les personnages

Un personnage principal sans beauté ni pouvoir

Rien ne caractérise particulièrement Mirabel, contrairement aux autres membres de sa famille, dont le physique illustre leur pouvoir. Mirabel est quelconque, avec des cheveux mi-longs, une paire de lunettes sur son petit nez rond masquant ses sourcils bien fournis et un caractère qui correspond à celui d’une adolescente de 15 ans :

elle est envieuse des membres de sa famille et s’en veut,

elle est généreuse mais peu sûre d’elle,

maladroite mais empathique,

rancunière mais sans excès.

Affront vivant à la magie, elle souffre du reproche muet que lui oppose sa grand-mère et se console dans les bras de ses parents.

Se sentant victime de la situation, elle essaie de dépasser sa frustration sans y parvenir et fait figure de gentille godiche dans une famille où la « majorité magique » est à 5 ans (âge des membres de la famille lorsqu’ils reçoivent leur pouvoir).

Aussi stagne-t-elle dans un entre-deux peu confortable, cantonnée malgré son âge, dans la partie de la maison réservée aux « mineurs de la magie ».

Une jeune fille bien ordinaire, ainsi que chacun le lui rappelle, dans un univers où le merveilleux côtoie si intimement le quotidien de la vallée !

Toutefois, sa pugnacité lui donne une densité intéressante et la rend particulièrement touchante. Ni les reproches de sa grand-mère, ni les légendes sur son oncle Bruno, ni les accusations après chacun de ses échecs, ne la détournent de son but. Avec une abnégation étonnante pour une jeune fille de son âge, elle s’emploie à maintenir – à défaut de la sauver – la magie dans la vallée.

 

Des héros victimes de leur super-pouvoir

Disney propose aux spectateurs un nouvel angle de vue du merveilleux et du monde en général. Chaque don magique « semble » être un atout considérable pour son bénéficiaire. Or là, nous sommes littéralement invités à explorer la féérie depuis les coulisses : en partant à la recherche de son oncle, Mirabel découvre un univers de galeries à l’intérieur de la maison, d’où Bruno peut observer le quotidien des uns et des autres et entretenir l’illusion de le partager avec eux. Grossière métaphore de l’introspection familiale, elle a néanmoins le mérite de montrer le disfonctionnement de cette cellule sociale.

Dès lors, le poids de la magie se révèle. Luisa, dotée d’une force herculéenne, ne supporte plus la pression liée à ce don et semble aussi fragile psychologiquement qu’elle est forte physiquement. On découvre qu’Isabela s’épuise à toujours devoir renvoyer l’image de la perfection qu’attendent les gens autour d’elle, et s’apprête à épouser Mariano non pas par amour, mais pour satisfaire le clan Mirabel qui associe ces deux être à la beauté parfaite. Dolores, amoureuse de Mariano, souffre de son ouïe parfaite l’obligeant à entendre des choses qui la blessent. Bruno quant à lui est victime de visions qu’il ne comprend pas et le marginalisent.

Moins lisses, ils deviennent tous plus humains. Et loin d’être renforcés par leur pouvoir magique, les protagonistes sont en réalité esclaves de ce pouvoir et peinent à exister en-dehors du cadre imposé par ces qualités extra-ordinaires.

 

2. Une morale universelle, ancrée dans le présent

La tyrannie du paraître

Trois générations cohabitent : la grand-mère, ses enfants, et ses petits-enfants. Ce mode de vie n’a rien d’exceptionnel en Colombie, mais peut faire le lit de nombreux conflits. A la casita, en apparence, rien de tel. Et cela sans doute parce qu’Alma, l’aïeule, veille. Pourtant, ce sont des personnages fissurés, abimés, en fracture d’image, que la grand-mère tente de maintenir debout par tous les moyens.

Le rigorisme d’Alma n’est pas sans évoquer une certaine génération : elle est l’incarnation d’un monde disparu qui refuse la faiblesse morale, psychologique ou physique. Elle a traversé la guerre et son convoi de douleurs, la fuite, le deuil, et malgré ça, est parvenue à reconstruire un monde serein et paisible. Déni, autoritarisme et intransigeance la caractérisent. Elle charge chacun des membres de sa famille du poids que lui confère la responsabilité de son don magique. Garante de la légende familiale et du maintien de l’ordre, elle colmate les fissures et cherche des coupables plutôt que de s’attaquer à la source du problème. Son attitude amène ceux de ses enfants qui ne peuvent la satisfaire à disparaitre pour s’épargner son opprobre (Bruno). Face à la menace de la disparition de la magie, tel un vieux monarque, elle refuse les conseils et impose ses décisions en vertu de la respectabilité de son ancienneté.

 

Du paraître à l’être : la déconstruction d’un modèle

Ce modèle de toute-puissance ne favorise pas la communication. Bruno a disparu, et une rivalité existe entre ses deux sœurs, qui se disputent l’attention de l’aïeule. Dans un monde où la magie est de rigueur, Maribel est moquée par ses cousines, secrètement enviée par ses sœurs et écartée par sa grand-mère. Elle incarne « la différence, celle qui gêne, qui dérange ». La brebis galeuse que l’on aime bien, certes, mais avec laquelle on ne souhaite pas trop frayer. La faille dans un monde bien agencé.

Cette communication perturbée a une incidence sur la magie : troublant l’harmonie originelle, elle affaiblit les pouvoirs des uns et des autres tandis que la maison – allégorie de la famille – se lézarde, se fissure, et menace de s’effondrer.

Alors que tous pratiquent la politique de l’autruche, Mirabel décide de prendre le problème à bras-le-corps. Sans don, sans talent, sans même disposer des armes nécessaires pour s’attaquer au danger qui menace sa famille, elle l’affronte. Ce combat qu’elle décide de mener met à jour les non-dits et les incompréhensions entre les uns et les autres et permet à chacun de révéler sa nature profonde, ses besoins, ses envies, lesquels, s’ils ne sont pas satisfaits, étouffent la personne et l’anéantissent.

 

La magie dans Encanto : le symbole d’une union

Mirabel échoue dans sa grande entreprise pour sauver la magie. En voulant sauver la magie, elle abondait dans la direction choisie par sa grand-mère pour sauver les apparences. Mais en reconstruisant une maison sans magie à la seule force de leurs poignets, elle lance un vaste processus de thérapie familiale et soigne les liens distendus entre ses membres. Désormais unis, ils sont prêts à investir la nouvelle maison qui doit abriter leur nouvelle entente.

En fin de compte, celle par qui le désastre est arrivé – ou du moins, n’a pu être évité – est aussi celle par qui le réenchantement arrive. En introduisant la clé dans la serrure de la nouvelle maison, Mirabel libère la magie, et découvre, enfin !, la porte de sa chambre à elle. Elle est désormais majeure.

 

3. Colombie ou Amérique latine ?

Point de vue ethnique et culturel

A première vue, rien ne permet d’affirmer que l’action se déroule en Colombie : elle pourrait tout aussi bien se passer dans n’importe quel pays d’Amérique latine. Pourtant, de multiples détails nous mettent la puce à l’oreille : des mets, des vêtements, l’architecture, et tous ces visages aux types et couleurs d’une infinie variété.

On peut, par exemple, apprécier divers éléments caractéristiques de certaines régions colombiennes, comme par exemple :

- les balcons fleuris et colorés qui caractérisent la Carthagène des Indes ;

- les palmiers de cire, caractéristiques de la vallée de la Cocora située dans le Quindío ;

- les bougainvilliers denses qui abondent dans les maisons colombiennes ;

- l'architecture coloniale qui domine les villes iconiques de Colombie ;

- le costume typique de Vélez à Santander ;

- les espadrilles, chaussures courantes dans la plupart des costumes typiques ;

- le chapeau vueltiao, originaire de la culture Zenú ;

- la ruana colombienne, un vêtement originaire des Andes colombiennes.

 

D’autres éléments à connotation plus nationale sont également présents :

- les mochilas, sacs réalisés par les Indiens de Colombie selon une technique de tissage, et portés aussi bien à Bogota que dans les campagnes ;

- les mets : arepas, bandeja, empanadas, etc.,

- la faune et la flore, et cela notamment grâce au don du petit Antonio qui peut parler avec n’importe quel animal, et dont la chambre est une extension de la jungle colombienne ;

- le contexte historique : rien ne nous révèle exactement l’année durant laquelle se passe l’intrigue, mais des indices placés tout au long suggèrent qu’elle se déroule au milieu du 20e siècle. Alma et son mari fuient probablement leur maison en raison de la Guerre des Mille jours, une guerre civile qui a ravagé la Colombie de 1899 à 1902.

On peut reprocher à Encanto de tomber dans le cliché visuel, et de caricaturer ou réduire la Colombie à un folklore. Pourtant, cette recherche d’exhaustivité remplit son ambition : traduire à l'écran le multiculturalisme et la pluriethnicité de la Colombie. Pour ce faire, durant 5 ans, les réalisateurs du film, ainsi que le compositeur, parolier et producteur américain Lin Manuel Miranda et son père, ont effectué une série de voyages en Colombie, rendant visite à des familles colombiennes, visitant des sites emblématiques comme la vallée de Cocora, et s'interrogeant sur ce qui fait la particularité de la Colombie.

En plus des recherches traditionnelles, les réalisateurs ont réuni un groupe d'artistes, de journalistes, de documentaristes et de botanistes colombiens pour former le Colombian Cultural Trust, un groupe de professionnels de diverses disciplines capables de collaborer en tant que référents, afin de donner au film un plus grand degré d'authenticité.

Et c’est ainsi que le film nous offre un superbe tableau de la Colombie, qui ne saurait être complet sans une touche de magie…

 

Point de vue artistique

Au sein de la littérature latino-américaine, l'un des mouvements stylistiques qui a le plus marqué la région est le réalisme magique.

Le réalisme magique est une appellation introduite en 1925 par le critique d’art allemand Franz Roh pour rendre compte en peinture d'éléments perçus et décrétés comme « magiques », « surnaturels » et « irrationnels », surgissant dans un environnement défini comme « réaliste », à savoir un cadre historique, géographique, ethnique, social ou culturel avéré. Ainsi la réalité reconnaissable ou l'univers familier deviennent-ils le lieu naturel et non problématisé de manifestations paranormales et oniriques. L'idée est que l'imaginaire fait partie de la réalité et que la frontière entre les deux doit être abolie.

La magie des Madrigal semble ne pas entrer dans ce cadre artistique : elle est en effet exceptionnelle, offerte à la famille par une bougie et personnifiée par la maison, cœur vital du village. Pourtant, il ne s’agit ni de fées ni de mages. Aucun dieu, aucune légende, aucun conte ne justifie cette magie. Sans autre raison que son apparition, la magie est intégrée à la vie quotidienne de tout un village qui palpite à son rythme. Et c’est bien davantage la normalité que la magie qui étonne dans ce dessin animé : les Madrigal ne sont pas issus d’une royauté quelconque mais une famille quelconque traditionnelle ; nul ici ne cherche le pouvoir, mais bien davantage la paix et l’harmonie ; pas d’étalages de pierreries ou de richesse mais un quotidien joyeux, ponctué de difficultés ; pas de méchant identifié, mais simplement des personnes qui portent en elles le problème et sa solution.

L’introduction du réalisme magique permet justement une intrigue plus terre à terre, moins tributaire de l’exigence de féérie. Le contexte l’est suffisamment pour que la narration explore d’autres domaines, telles que les relations humaines. Et c’est bien là la particularité d’Encanto, qui fait figure d’ovni dans l’univers Disney.

 

Alors : on aime ou pas ?

Jolie fable destinée à convaincre chaque enfant que la force est en lui, ce film d’animation répond à la tyrannie actuelle du paraître comme solution à l’être. Il n’est plus question d’aventurière partie à la découverte du vaste monde, ou de princesse fragile en attente d’un prince qui la protègera éternellement et la gardera sous tutelle, mais bien de chacun d’entre nous, comme dépositaire de talents et de défauts que nous devons doser et faire coexister afin de nous accomplir.

Encanto peut aussi être lu comme la métaphore de l’adolescence : malgré toute sa bonne volonté, tous ses efforts, Mirabel, qui n’a pas en main les clés pour lui permettre de comprendre ce monde, agit comme une véritable tornade qui décime tout sur son passage. Mais sa fraîcheur et sa jeunesse lui permettent de surmonter ces affres et après avoir provoqué un cataclysme, elle est également l’artisan du retour à l’harmonie.

On pourra regretter la dimension féerique des anciens Disney, pour autant, cette morale toute pragmatique dans un cadre merveilleux doit-elle être décriée ? Bien que moins riche en niveaux de lecture, ce film rassure les enfants et leur apprend à accepter, voire admirer la différence pour son potentiel.

On recommande !

 

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